Femmes et violence de masse
Si tous les groupes humains sont touchés par la violence à grande échelle, les femmes la subissent sous des formes spécifiques, comme en témoignent les assassinats systémiques des femmes et des filles autochtones en Amérique du Nord et en Amérique latine, ou encore les nombreux conflits armés (Syrie, Lybie, Birmanie, entre autres) dans lesquels le viol est érigé en arme de guerre. Les deux phénomènes peuvent d’ailleurs se recouper puisque l’un des tout premiers féminicides à avoir été qualifié et documenté comme tel en Amérique est celui ayant été perpétré contre les femmes mayas durant la guerre civile guatémaltèque au début des années 1980. Cependant, les femmes ne sont pas seulement les victimes de la violence de masse, puisqu’elles sont aussi les premières à témoigner et dénoncer pour faire barrage à cette violence. Ce deuxième numéro hors-série de Spirale, publié sous la direction de Nadia Myre et Jean-Philippe Uzel, regroupe des articles et des projets visuels qui décrivent et analysent la violence de masse liée au genre. Il s’agit de réfléchir sur la manière de représenter cette violence et d’en témoigner, d’autant plus qu’elle est bien souvent rendue invisible et inaudible par le patriarcat, le colonialisme, les intérêts politiques en présence ou l’impéritie de l’État.
Une édition imprimée de ce numéro a été publiée en décembre 2018 à Montréal. Elle inclue des essais, des œuvres en art visuels, des recensions d’expositions et des poèmes. On retrouve ici les traductions anglaises ou françaises des textes publiés en langue originale dans la version imprimée.
Teresa Margolles, Pesquisas (Inquiries), 2016. Installation, 33 tirages de photographies d’affiches de femmes disparues à Ciudad Juarez, Mexique des années 1990 à aujourd’hui, 100 x 70 cm (chacune). Détail de l’installation au Musée d’art contemporain de Montréal, 2017. Photo : Richard-Max Tremblay. Avec l’aimable permission de l’artiste et de la galerie Peter Kilchmann, Zurich.
Dear Nadia,
I’d like to begin this exchange by discussing the hesitations we had at the beginning of this editorial project. Should we, as we had initially imagined, devote this special issue of Spirale exclusively to the disappearance and murder of Indigenous women and girls in Canada or should we include all types of mass violence targeting women during forced displacement, armed conflict or genocide? The first idea started germinating in the wake of the Teresa Margolles: Mundos exhibit presented at the Musée d’art contemporain de Montréal from February 16 to May 14, 2017, as the femicide in Mexico shares similarities with the situation in Canada. The news in late 2016 and early 2017 (the testimony of women from Val-d’Or that aired on Radio-Canada and the complete absence of legal response that followed, the opening of the national inquiry under the authority of Judge Marion Buller, the proliferation of works and exhibits about femicide, etc.) encouraged us to continue along this path. However, it was Teresa Margolles’ exhibition, and more specifically one of the pieces, that finally convinced us to embrace a global scope. The video that opened the exhibition, Mujeres bordando junto al Lago Atitlán [Women Embroidering Next to Atitlán Lake] (2012), showed Indigenous Guatemalan women activists working on a traditional embroidery which had as its canvas a piece of cloth stained with the blood of a woman killed in the capital city, Ciudad de Guatemala. In the midst of tributes to the deceased and to the redemptive power of her death, we could hear one woman say: “This fabric will then speak on behalf of the sister who has her blood on it, and it will speak on behalf of all of us who need peace in this place, but not only in Guatemala, also on behalf of our sisters in Mexico. Through the news we learn that they are also suffering violence, like our sisters in Afghanistan, and in other countries where violence is still extreme.”i The fact that these Mayan women, who’ve suffered endemic violence for decades (as we may recall, the first documented femicide that was qualified as such in the Americas targeted Mayan women during the Guatemalan civil war in the early 1980s), spare a thought for other women who experience violence due to armed conflict in Afghanistan and elsewhere is a real lesson in humanity. It highlights, in my opinion, that beyond differences of culture, nationality or class, these women are aware of being the female victims of male violence. Would you agree with this interpretation?
Translated by Émilie Robertson
Cher Jean-Philippe,
Je te remercie de ta question. Oui, le travail de Teresa Margolles a été au cœur de nos discussions sur l’orientation que devrait prendre ce numéro spécial de Spirale. À l’origine, nous avions l’intention d’aborder directement la violence systémique contre les femmes autochtones au Canada, mais l’œuvre puissante de Teresa nous a incités à ouvrir la discussion et à parler de violence faite aux femmes au sens large. Les épreuves que traversent les femmes des Premières Nations du Canada sont semblables à celles auxquelles sont confrontées les femmes autochtones à travers le monde dans leur lutte pour l’agentivité. Le travail de Teresa évoque aussi le rôle des femmes en tant que bâtisseuses de communautés. Le fait qu’elles aient toujours réussi à se frayer un chemin dans l’histoire – tout en portant et en élevant des enfants, en bâtissant des foyers et des communautés face à la répression patriarcale, à l’assujettissement et à la violence – témoigne de leur force et de leur résilience.
Les mouvements de contestation initiés et dirigés par des femmes, tels que #MeToo, Black Lives Matter et Idle No More, se caractérisent par un double militantisme. Tout en contestant une situation politique particulière, ces mouvements visent à transformer les mentalités et à en appeler à la fin d’un monde mené par les hommes et par la violence. Des événements récents, tels que les manifestations de Standing Rock, font voir la résistance tranquille des femmes devant la violence d’État perpétrée à coups de canons à eau et de véhicules blindés; plus près d’ici, les Algonquins ont tenu tête aux bulldozers dans le parc de la Vérendrye, leurs corps formant une barrière humaine contre les coupes à blanc. Dans ces cas et dans d’autres (Oka, Elsipogtog, Ipperwash, pour ne nommer que ceux-là), les femmes portent la parole du territoire tout en mobilisant leurs communautés.
À l’échelle mondiale, la violence de genre qui a historiquement ciblé nos corps est maintenant dirigée contre notre Terre. Les États et les multinationales voraces déciment l’environnement tandis que les effets des changements climatiques menacent de dégénérer jusqu’à devenir incontrôlables. La culture du viol et le capitalisme vont de pair : ce sont deux armes de guerre contre nos corps et notre planète. Parallèlement, le progrès social est ponctué de contrecoups réactionnaires qui visent à réaffirmer l’ordre établi. Au Québec, des groupes comme La Meute s’inscrivent dans un vaste mouvement nationaliste blanc qui se bat contre l’avenir. Nos voisins du Sud ont élu un Prédateur en chef plutôt qu’une première femme présidente, et dans tout le monde occidental, des personnes terrifiées (lire : des hommes blancs) s’attaquent à la démocratie, car ils préfèrent voir renaître le fascisme que d’accepter que les femmes, les Autochtones et les personnes de couleur se dotent d’une véritable agentivité.
Tout au long de l’histoire, les femmes ont rencontré, sur tous les plans, des obstacles effarants à leur sécurité et à leur succès. De la discrimination salariale au harcèlement sexuel et au viol, en passant par le trafic humain, les déplacements forcés et le féminicide, les femmes continuent de lutter pour l’égalité, traçant la voie vers un monde équitable et post-capitaliste. Et peu à peu, le monde change. Comme l’écrit Steven Pinker dans son livre Enlightenment Now: The Case for Reason, Science, Humanism and Progress, le xxe siècle a vu d’importantes avancées partout dans le monde, comme la montée de l’alphabétisation et la chute du taux de pauvreté extrême. Néanmoins, il reste beaucoup de progrès à accomplir. Grâce à leur savoir et à leur sagesse matriarcales, les femmes nous guideront vers un avenir où tous et toutes seront relié.e.s par l’esprit de communauté, de coopération et de collectivité, et où nous partagerons le monde de manière entièrement équitable.
Traduit par Luba Markovskaia
Nadia Myre est une artiste autochtone et québécoise née à Montréal qui s’intéresse aux discussions autour de l’identité, de la résilience et des aspects politiques de l’appartenance. Diplômée du Camosun College (1995), de la Emily Carr University (1997) et de l’Université Concordia (MFA, 2002), elle a obtenu de nombreuses distinctions, dont le Walter Phillips Gallery Indigenous Commission Award (2016), décerné par le Centre des arts de Banff, ainsi que le prix Sobey pour les arts (2014). Parmi ses plus récentes expositions, on peut citer Nadia Myre: Code Switching and Other Work (biennale Glasgow International, 2018) et Tout ce qui reste / Scattered Remains (Musée des Beaux-Arts de Montréal, 2017). Depuis 2017, elle est professeure adjointe à l’Université Concordia et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en pratique artistique autochtone.
Jean-Philippe Uzel est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal et membre du pôle montréalais du CIÉRA – Centre interuniversitaire d’études et de recherches autochtones. Son expertise porte sur l’histoire et la théorie de l’art moderne et contemporain, plus particulièrement sur les rapports entre art et politique. C’est sous cet angle qu’il s’intéresse depuis près d’une vingtaine d’années à l’art contemporain autochtone d’Amérique du Nord. Il a fait paraître au début de l’année 2018 une étude pour le compte du Conseil des arts de Montréal intitulée Pratiques professionnelles en arts visuels issues de l’autochtonie et de la diversité à Montréal et il a dirigé en 2018 un numéro de la revue Captures portant sur la notion d’« autochtonie » dans la littérature et les arts visuels contemporains.
Cette contribution est disponible dans le numéro imprimé.
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En novembre 2017, la Biennale d’art contemporain autochtone (BACA) a offert aux artistes la possibilité d’occuper trois sites à Tiohtià:ke (Montréal) et dans les régions avoisinantes. Pour la première fois, la BACA, en partenariat avec le Collectif des commissaires autochtones, lançait un appel national à propositions d’expositions. Nous avons décidé de proposer un projet autour de la solidarité entre consœurs autochtones, axé sur un récit contemporain qui ne présenterait pas les femmes des Premières Nations comme des victimes et qui ne serait pas centré sur la violence faite à leur endroit. C’était l’occasion d’entendre les voix de celles qui s’identifient comme femmes ou non-binaires autochtones, telles que nous nous voyons nous-mêmes, dans notre existence quotidienne et notre responsabilité envers nos communautés et notre territoire. Sélectionnées pour la 4e édition de BACA, nous avons eu la chance d’occuper des musées, des galeries d’art commerciales et un centre culturel, et d’attirer l’attention sur notre réalité, tout en nous rassemblant dans ces lieux. Nous, femmes moskégonnes et anishininew, avons saisi l’occasion de cette biennale pour instaurer un esprit autochtone féminin collectif et explorer la possibilité d’une réconciliation structurelle au sein d’institutions qui ont été jusqu’ici contrôlées surtout par des hommes et par des canons occidentaux. Le moment était venu pour nous de dépeindre avec nos propres couleurs les femmes de nos communautés : celles avec qui nous avons grandi, celles que nous avons intégrées dans nos familles, celles que nous avons perdues et celles qui viendront, après nous, préparer le terrain pour des voix nouvelles. Il était significatif pour nous d’instaurer un espace féminin, d’explorer l’esprit de rassemblement que nous pratiquons en tant que femmes des Premières Nations, et d’exprimer nos récits d’une manière qui nous appartient.
Plusieurs femmes autochtones gardent des souvenirs de violence, qu’elle soit physique, émotionnelle ou sexuelle. Ces récits sont inscrits dans notre corps et circulent dans notre sang, et nous savons qu’à tout instant, une personne que nous aimons, une de nos proches, peut rejoindre la liste toujours croissante des femmes et des filles autochtones assassinées ou disparues.
La violence contre les femmes autochtones est une réalité que nous partageons toutes, ignorées que nous sommes par le système judiciaire, tout en étant exhibées dans les médias. Nos corps sont fondamentalement politiques et témoignent de la souveraineté originelle, celle qui avait libre cours avant que les colonisateurs ne ciblent les corps Iskwéwak / Ihkwei pour les décimer, avant le délitement de l’équilibre de nos communautés par le système des pensionnats et par les effets de la Loi sur les Indiens. Bien que certaines œuvres de la biennale abordent le sujet du deuil et de la violence, nous avons décidé de nous concentrer sur tous les autres aspects de nos vies, pourtant si riches, mais que la société ne voit pas, ou qu’elle refuse peut-être de voir. Nous sommes une famille : mères, sœurs, tantes, filles, cousines, mais aussi artistes, commissaires, chercheuses, militantes, travailleuses communautaires, intervenantes jeunesse… la liste pourrait s’allonger jusqu’à remplir tout ce texte. Nous avons réfléchi à nos moments forts, qui sont toujours des moments de rassemblement.
Notre titre, níchiwamiskwém | nimidet | my sister | ma sœur, était le point de départ pour concevoir les expositions en célébrant l’appartenance et l’acceptation. Il s’agissait de reconnaître nos relations avec d’autres femmes autochtones, de revendiquer entre nous des liens de parenté, tout en nous appropriant les lieux. L’esprit de collaboration et de communion a momentanément transformé ces institutions qui, de simples sites d’exposition et de consommation, sont devenus des lieux de rassemblements nourriciers. C’est ainsi que s’est tissée notre trame narrative commune, tandis que nous travaillions ensemble pour créer une biennale qui soulignerait la diversité des voix autochtones féminines et qui rassemblerait notre force, notre présence, notre chagrin, notre devenir et notre collectivité.
Cette approche est cruciale quand on comprend comment se sont tissées les relations entre femmes autochtones. Il est essentiel de reconnaître le travail qui est à l’origine de nos rapports entre nous et avec nos communautés. Le poids que nous portons en traversant et en engendrant des espaces repose sur de nombreuses épaules. Nous honorons les gestes que nous posons pour nous guérir les unes les autres, à l’extérieur comme à l’intérieur. Que nous joignions notre voix à celles de nos sœurs pour les amplifier ou que nous recueillions leurs secrets chuchotés en silence, nous nourrissons. Ces gestes – prendre dans ses bras, laver, soigner, écouter, se préserver, se soutenir et s’admirer les unes les autres, avec délicatesse et consentement – unissent nos corps et nous permettent de nous tenir debout, puissantes. En prenant soin de nos sœurs, nous les portons dans notre esprit. Cette manière de concevoir notre rôle nous permet de mettre à distance la manière dont on raconte la souffrance des femmes autochtones dans les médias de masse occidentaux. Où est leur travail et comment honorent-ils notre esprit ? Au gré de nos conversations, nous avons précisé le point de départ de nos recherches, en discutant avec nos consœurs et nos mentores et en s’inspirant de récits personnels et collectifs pour tenter d’évoquer un esprit de rassemblement, d’accueil, une atmosphère de chaleur et d’intimité semblable à celle que nous partageons autour d’une table avec notre famille, nos proches, nos allié.e.s.
Caroline Monnet
French Etiquette, 2018
Détail de l’installation
Photo : Mike Patten
Avec l’aimable permission de l’artiste
Chaque site de la biennale – Art Mûr, La Guilde, la galerie d’art Stewart Hall, le Musée McCord et le Musée des beaux-arts de Sherbrooke – était enraciné dans la communauté. Les œuvres d’art étaient composées de matériaux variés et représentaient des éléments du paysage social, politique, cérémoniel et physique des Premières Nations. La table sculpturale de Caroline Monnet, French Etiquette (2018), la série de coussins Our Mother(s) Tongue (2017) de Catherine Blackburn et le battement de cœur que recèle l’œuvre de Lita Fontaine, A Woman’s Drum (2001), invitaient le spectateur à se joindre à la communauté, à en devenir témoin, à y prêter l’oreille et à en partager l’esprit, immergé dans les relations complexes et variées qui lient les femmes autochtones. À travers les actions qui se déroulaient dans chaque lieu – des collages de rue (wheat paste), des performances, des projections vidéo, des rassemblements communautaires, des conversations et des enregistrements sonores –, le collectif de plus de quarante artistes a étendu ses liens de sororité, entraînant une célébration positive et stimulante du féminin. Si certains moments étaient porteurs de deuil ou de violence, la résilience et le soutien entouraient nos sœurs par le biais des autres œuvres.
Lita Fontaine
A Women’s Drum, 2018
Vue de l’installation au Musée des beaux-arts de Sherbrooke.
Photo : Guy L’Heureux
Avec l’aimable permission de l’artiste
Les notions de rassemblement et de collectivité étaient présentes à chacune des étapes du projet – de l’idée à sa réalisation, puis dans la présentation finale. Les liens entre les œuvres transcendaient les espaces physiques de la biennale. Les artistes entraient en contact les unes avec les autres, et l’esprit de communication des femmes autochtones était au cœur du travail. Photographes, compositrices, performeuses et artisanes se soutenaient les unes les autres dans le processus de création. Dans le film Touch Me (2013) de Skeena Reece, la cinéaste lave doucement l’artiste non-autochtone Sandra Semchuk en honorant leur relation, par la tendresse et le soin qu’elle y met, malgré l’historique profond et complexe de la colonisation qui pourrait les séparer. Amy Malbeuf, dans Lengths of Grief (2015), se fait couper les cheveux par une cousine métisse pour honorer son deuil. Les artistes encourageaient également le public à participer aux échanges : Jeneen Frei Njootli et Tsēmā Igharas invitaient les gens à sauter par-dessus leurs cheveux tressés ensemble, dans Sinuosity (2016), un geste qui évoque le soin et le sentiment de responsabilité que nous devons avoir les un.e.s pour les autres : le public devait éviter de marcher sur leurs cheveux en mouvement. KC Adams et Jaime Black, dans leur performance Nibi (2018), demandaient l’aide du public pour transporter de l’eau de la rivière jusque dans la galerie, dans un geste qui poussait l’assistance à assumer la responsabilité d’une ressource sur laquelle nous comptons tous. Prises dans leur ensemble, les œuvres dévoilaient une voix unique inspirée de la sororité autochtone, permutant, à travers le processus de création, les expériences personnelles en une agentivité collective. En mettant l’accent sur la communauté et sur le rassemblement, nous gravitons naturellement vers le soutien, le soin et l’amour. C’est dans les moments que nous passons ensemble que nous pouvons constater une guérison et une détermination à avancer en un mouvement collectif, pour renforcer notre devenir et celui de notre communauté. Au lieu de suivre une seule voix placée en tête du mouvement, nous tentons d’unir les nôtres pour témoigner de notre engagement envers la communauté, tout en restant liées à nos ancêtres et aux voix à venir.
Jeneen Frei Njootli et Tsēmā Igharas
Sinuosity, 2018
Performance
Photo : Mike Patten
Avec l’aimable permission des artistes
Nous, femmes autochtones, qui nous battons pour nos droits et ceux de nos communautés, menons d’innombrables rassemblements et mouvements sociaux dans notre pratique continue de la responsabilité collective. Nous sommes des leaders qui portons la voix de nos territoires, de nos souvenirs, de notre avenir, tout en honorant et en reconnaissant celles qui étaient là avant nous. Nos actions, nos croyances et nos valeurs communautaires se reflètent dans la mobilisation de notre peuple et prennent forme dans les images qui placardent nos environnements urbains et ruraux. Ce langage visuel de la contestation, qui s’est perpétué dans les manifestations, s’est propagé sur les réseaux sociaux et orne même parfois nos corps, est l’œuvre d’artistes. Land Body (2018) de Erin Konsmo fait désormais partie du langage visuel des groupes environnementalistes autochtones. Les affiches sérigraphiées de Gilda Posada regorgent de déclarations audacieuses et d’images frappantes qui s’attaquent aux points de vue dominants sur les effets du colonialisme et des rapports raciaux hiérarchiques débordant les frontières définies par les États. Le projet de revitalisation des tatouages inuit de Hovak Johnston invite les femmes des peuples du Nord à se réapproprier des pratiques traditionnelles de tatouage qui ont sombré dans l’oubli, leur donnant la chance de porter fièrement leurs traditions sur leur corps, tant dans les milieux urbains que ruraux. La culture visuelle se transmet dans les œuvres de différentes communautés autochtones, tant nationales qu’internationales, qui manifestent ainsi leur solidarité et leur résilience.
Nous présentons nos relations à travers ce collectif de pensée, d’action et de persévérance, diversifié dans la nature du travail, le sens véhiculé et les collaborations. Chaque œuvre est unique. Cette biennale est le reflet de ces individus, en collectivité et en partenariat. ma sœur n’est pas une nouvelle conversation, et ce n’est pas une discussion exclusive. Elle a un sens profond et une vaste portée, et s’étend à des récits parallèles et à des pensées futures.
Traduit par Luba Markovskaia
Wabiska Maengun | Niki Little est mère, artiste/observatrice, gestionnaire dans le domaine des arts et membre fondatrice de The Ephemerals, avec Jaimie Isaac et Jenny Western. Elle est d’origine oji-crie et anglaise, de la Première Nation de Garden Hill, et vit à Winnipeg, au Manitoba. Elle s’intéresse aux pratiques artistiques et commissariales qui explorent le consumérisme culturel, le féminisme et les thématiques qui touchent les femmes des Premières Nations, ainsi que les économies autochtones. Avec Becca Taylor, elle était la co-commissaire de níchiwamiskwém | nimidet | my sister | ma sœur, dans le cadre de la Biennale d’Art Contemporain Autochtone (BACA) à Montréal (2018). Elle est directrice de la Coalition nationale autochtone des arts médiatiques (NIMAC), qui a récemment tenu le rassemblement Écouter, observer, transmettre, à Saskatoon, en Saskatchewan (2018).
Becca Taylor est commissaire d’exposition et artiste multidisciplinaire d’origines crie, écossaise et irlandaise. Sa pratique commissariale consiste en l’exploration des féminismes autochtones, des méthodologies du rassemblement et des actions éphémères dans les milieux de vie. Elle a été nommée commissaire autochtone en résidence par le Conseil des arts du Canada en 2015 et elle a organisé les événements Mapping Identities(2015) et Traces(2016). Elle a été la co-commissaire de la quatrième édition de La Biennale d’art contemporain autochtone (BACA) avec Niki Little en 2018. Elle vit aujourd’hui à Edmonton, en Alberta, où elle est l’une des principales membres du Ociciwan Contemporary Art Collective. Elle a récemment reçu la bourse de commissariat Dr. Joane Cardinal-Schubert de la Fondation pour les arts de l’Alberta.
Cette contribution est disponible dans le numéro imprimé.
Dans l’océan de l’expérience humaine et des phénomènes sociaux, où des rencontres fortuites peuvent influencer le cours de nos existences, parfois par-delà les générations, diverses topographies du savoir émergent pour dépeindre le paysage, apparent et ressenti, de nos vies collectives. Prenez par exemple une carte de l’expérience canadienne. Le Canada est souvent cité par les organismes internationaux qui étudient le bien-être humain, tels que les Nations Unies, comme l’un des pays au monde où il fait le mieux vivre. Cette cartographie de l’expérience positive se transforme radicalement lorsque l’on examine le Canada du point de vue de la vie des femmes autochtones. Pourquoi? Sans doute le racisme systémique y est-il pour quelque chose, tout comme cinq cents ans d’oppression et de colonialisme, les effets intergénérationnels des pensionnats et le fait que les femmes autochtones représentent la tranche de population la plus défavorisée du Canada. L’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées se penche actuellement sur cet enjeu, nourrie par un grand sentiment d’urgence.
Ce contexte est dangereux pour les femmes autochtones, qui, selon Amnistie Internationale, ont huit fois plus de chances de subir de la violence, voire d’en mourir, que les femmes non-autochtones. Dans sa préface au livre Sœurs volées (2014) d’Emmanuelle Walter, qui porte sur la disparition, en 2008, des adolescentes Maisy Odjick et Shannon Alexander de la communauté autochtone de Kitigan Zibi, au Québec, la militante anishinabée Widia Larivière écrit : « Rappelons-nous que, proportionnellement, 1 181 femmes autochtones représentent environ 30 000 femmes canadiennes […]. J’ose croire qu’un tel décompte de femmes assassinées ou disparues déclencherait un véritable scandale dans le monde entier. »
Au cours des quatre années qui ont suivi la mort de Tina Fontaine, il y a eu une évolution, toute relative qu’elle soit, dans la manière dont le Canada perçoit et soutient les femmes autochtones en situation de difficulté et victimes de violence. Cette évolution transparaît dans le processus engagé par l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, qui rencontre actuellement des familles et des communautés partout au pays afin de tenter de mener le Canada « de la noirceur vers la lumière », comme l’a exprimé la commissaire Marion Buller à l’assemblée montréalaise, en mars 2018.
Il existe cependant des planches de salut. Plusieurs femmes autochtones se trouvant dans des situations difficiles et qui ont accès à des zones urbaines peuvent avoir recours à des refuges d’urgence afin d’obtenir un répit de la violence ou réorienter leur vie pour empêcher que la situation ne se reproduise. Ces endroits sécuritaires sont des sanctuaires où les survivantes peuvent se reposer et panser leurs plaies. Avec un peu de chance, ces lieux de sécurité et de repos leur offriront bien plus qu’un simple abri d’urgence en leur fournissant les conditions favorables à la reconstruction de leur vie.
Pour Brenda Lee Marcoux, une femme autochtone de soixante-sept ans avec un historique d’itinérance, de telles conditions se sont présentées quand elle a eu l’occasion d’explorer son « être-étoile » en participant à une série d’ateliers organisés par un réseau de femmes unies en solidarité autour d’un processus de création collectif. L’exploration artistique de Marcoux a eu lieu dans le cadre du projet Wishes / Souhaits, animé par les artistes Dayna Danger et Émilie Monnet. Organisé en collaboration avec le Foyer pour femmes autochtones de Montréal sur une période de deux ans, le projet rassemblait également Gail Golder, Violet Rose Quinney, Crystal Star Einish et Jenna Guanish. Wishes est issu d’une création collaborative antérieure, avec la chorégraphe Rima Chang, intitulée Sanctuaries.
« C’est toujours incroyable de travailler avec ces femmes », dit Marcoux. « Elles te donnent l’impression qu’il n’y a rien que tu puisses faire de travers, que tout ce que tu fais est formidable. Elles font en sorte que tu t’amuses, que tu apprends et que tu t’exprimes tout à la fois ».
Wishes présente des portraits de cinq femmes autochtones en « êtres-étoiles ». Les œuvres sont imprimées sur des plaques de cuivre, placées dans des cadres dorés métalliques et suspendues en forme de cercle, les unes face aux autres. Dans ces images réinventées d’elles-mêmes, plutôt que de représenter leur misère ou d’exposer leurs traumatismes, les artistes ont eu la liberté et l’espace pour se rêver et se dépeindre sous leurs plus beaux traits.
« D’abord, nous avons voulu explorer la notion du super-héros autochtone », explique Dayna Danger en évoquant les racines du projet. « Nous voulions que les participantes rêvent en couleurs, mais leur vision était loin d’être fantastique. Au lieu de cela, toutes les femmes ont choisi de s’enraciner dans leur réalité culturelle ».
Dayna Danger et Émilie Monnet, avec Brenda Lee Marcoux, Gail Golder, Violet Rose Quinney, Crystal Star Finish et Jenna Guanish, Whishes / Souhaits, 2017. Wishes / Souhaits fait partie du projet d’art communautaire Sanctuary, réalisé en collaboration avec le Native Women’s Shelter of Montreal. Ce projet a reçu l’appui du Programme de partenariat culture et communauté de la Ville de Montréal et est produit par ONISHKA.
Photo : Romain Guilbault
Danger, une artiste et photographe métis-ojibway-polonaise, a mis en application, dans le cadre de ce projet, ses idées sur la souveraineté visuelle, en optant pour une approche équilibrée et respectueuse de la pratique de l’autoportrait. Elle a mis l’accent sur le fait que l’image de ces femmes n’appartient qu’à elles, tout en demeurant intimement consciente de leurs épreuves quotidiennes à ce moment charnière de leur vie. Danger était particulièrement bien placée pour adopter ce point de vue, puisqu’elle travaillait à l’époque comme intervenante au Foyer pour femmes autochtones.
Pour Émilie Monnet, comédienne, interprète et artiste multidisciplinaire d’origines anishinaabée et française, le projet a été l’occasion de s’intéresser au processus de création collective et à la manière dont ces femmes pratiquaient l’art de l’autoportrait pour refléter le processus de guérison qui caractérisait cette période de leur vie. Selon elle, l’espace d’exposition offert par Oboro en septembre 2017 a été une agréable surprise qui a permis de couronner cette collaboration. Ceci dit, sa vision pour Wishes était plutôt ancrée dans le caractère bénéfique du processus de création lui-même que dans la présentation d’une œuvre finale.
« C’était très libre », dit Monnet. « Nous ne voulions pas imposer une interprétation du thème de l’étoile ou de l’être-étoile. Je pense que nous étions surtout attirées par l’aspect positif de l’image, parce que les artistes étaient toujours plongées dans leur réalité, et nous voulions explorer l’art en tant qu’espace sécuritaire de création et de positivité ».
Dayna Danger et Émilie Monnet
Whishes / Souhaits, 2017
Cérémonie d’ouverture
Photo : Paul Litherland
L’idée du pouvoir de la culture et de la transmission intergénérationnelle est très présente dans les autoportraits des participantes, ce qui a pour effet de déconstruire le récit de violence et de détresse qui est encore au cœur de leur vie. Pour elles, la culture dépasse les notions ancestrales de l’appartenance autochtone et du mode de vie traditionnel pour atteindre le présent en redéfinissant le genre, l’art, la représentation et le travail. La culture est présentée comme résiliente, ludique, idéale. Le projet Wishes, tout comme un lieu de refuge, a permis à des femmes dans des situations précaires d’utiliser l’art et la création pour se reconstruire à l’abri du regard colonialiste occidental.
L’utilisation du cuivre, un matériau employé par plusieurs nations de l’Île de la Grande Tortue, est un symbole puissant qui reflète le désir des artistes et animatrices d’honorer ces femmes alors qu’elles traversent cette étape cruciale de leur vie. Ce qui élève Wishes au-dessus de l’océan des expériences traumatiques et des représentations nocives des femmes autochtones, c’est le respect avec lequel on a permis aux créatrices de s’exprimer librement, leur donnant ainsi l’occasion de guérir, de cheminer par des sentiers ardus jusqu’aux étoiles.
Traduit par Luba Markovskaia
Nahka Bertrand est originaire de la communauté Acho Dene Koe, dans les Territoires du Nord-Ouest. Son prénom signifie « aurore boréale » en déné. Elle vit aujourd’hui au Québec, où elle travaille comme pigiste. Mère, conteuse et chanteuse, elle a de l’expérience en traduction, en théâtre, en écriture et en préparation de repas gigantesques. Elle a récemment obtenu un diplôme d’études supérieures en journalisme à l’Université Concordia.
Cette contribution est disponible dans le numéro imprimé.
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